FREDERIC LORDON
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FREDERIC LORDON
La condition anarchique

"Que valent nos valeurs ? Rien d’autre que les intensités passionnelles que nous y mettons nous-mêmes. Les valeurs ne nous happent pas par leur force intrinsèque : nous produisons nous-mêmes l’adhésion qui nous y fait tenir. Et la valeur de nos valeurs n’est que la force de croyance que nous y investissons par voie d’affects. Il s’ensuit plusieurs importantes conséquences."


Disons les choses d'emblée : la condition anarchique ici n'a rien à voir avec l'anarchisme qui intéresse la théorie politique. Lue étymologiquement, comme absence de fondement, an-arkhé, elle est le concept central d'une axiologie générale et critique. Générale parce qu'elle prend au sérieux qu'on parle de " valeur " à propos de choses aussi différentes que l'économie, la morale, l'esthétique, ou toutes les formes de grandeur, et qu'elle en cherche le principe commun. Critique parce qu'elle établit l'absence de valeur des valeurs, et pose alors la question de savoir comment tient une société qui ne tient à rien.


Aux deux questions, une même réponse : les affects collectifs. Ce sont les affects qui font la valeur dans tous les ordres de valeur. Ce sont les affects qui soutiennent la valeur là où il n'y a aucun ancrage. Dans la condition anarchique, la société n'a que ses propres passions pour s'aider à méconnaître qu'elle ne vit jamais que suspendue à elle-même.


FREDERIC LORDON
Imperium
Structures et affects des corps politiques

"La question était de savoir si l'émancipation est vouée à la reconstitution sans fin de ce dont elle cherche à émanciper les hommes. Posons la plus rudement encore : l'émancipation est-elle vouée à toujours échouer? Oui et non. Oui, car le jeu des passions rend nécessaire, et aux deux sens de la nécessité, qu'il se reconstitue des institutions - et, partant, du pouvoir. Non, car il y a une ligne d'espoir de l'émancipation, la ligne de modification tendue vers l'oméga du devenir-actif, qui est une ligne de pouvoirs décroissants et d'extinction asymptotique de la loi. Une ligne d'asymptote dont Beckett nous donne la maxime : essayer encore, rater encore, rater mieux."


FREDERIC LORDON
On achève bien les Grecs
Chroniques de l'euro 2015

"Conceptuellement parlant donc, la question de la souveraineté n'est pas la question nationale, ou alors sous une redéfinition - mais tautologique - de la nation, précisément comme la communauté souveraine. Tautologie très productive en fait puisqu'elle nous conduits, entre autres, à une redéfinition contributive de la nation. Qu'est-ce que la nation dans ces nouvelles coordonnées? C'est une collectivité régie, non par un principe d'appartenance substantielle, mais par un principe de participation — de participation à une forme de vie. Dans ces conditions, la souveraineté ne se définit pas par une identité collective pré-existante, mais par la position commune d'objectifs politiques. C'est cette affirmation de principes, qui est en soi affirmation d'une forme de vie, qui fait la communauté autour de soi, c'est-à-dire qui invite tous ceux qui s'y reconnaissent à la rejoindre - et à y contribuer : à y appartenir en y contribuant."


"Comment l'économicisme néolibéral qui est une gigantesque dénégation du politique ne pouvait-il pas engendrer sa génération d'hommes politiques ignorants de la politique? «Abandonnez ces sottises, regardez les ratios, ils ne sont ni de droite ni de gauche », on ne compte plus les décérébrés qui, répétant cet adage, auront cru s'affranchir de la politique, en faisant la pire des politiques : la politique qui s'ignore.
Et ceux-là auront été partout, pas seulement sous les lambris. Car c'est tout un bloc hégémonique qui aura communié dans la même éclipse. A commencer par ses intellectuels organiques, si vraiment on peut les appeler des intellectuels puisque, de même qu'il a fait dégénérer les hommes politiques, le néolibéralisme n'a produit que des formes dégénérées d'intellectuels : les experts. Et forcément : l'économicisme néolibéral ne pouvait se donner d'autres «intellectuels» que des économistes. Les dits think tanks auront été la fabrique de l'intellectuel devenu ingénieur-système. À la République des Idées c'était même un projet : en finir avec les pitres à chemise échancrée, désormais le sérieux des chiffres - la branche universitaire de la pensée des ratios.
Et derrière eux toute la cohorte des perruches -les journalistes. Fascinés par le pseudo-savoir économique auquel ils n'ont aucun accès de première main, ils ont gravement répété la nécessité de commandements économiques auxquels ils ne comprennent rien - de la même manière, on peut le parier, que, têtes vides, ils se la laisseront remplir par le nouvel air du temps et soutiendront exactement l'inverse dès que les vents auront tourné."


FREDERIC LORDON
L'intérêt souverain

"Aussi l'élan vers autrui reste-t-il pris dans cette permanente ambiguïté : déterminé, par des intérêts dont il ignore le fond, à reproduire par le don des relations génératrices d'affects joyeux, le sujet donateur se donne une représentation de ses actes au voisinage de ses affects et non en prise sur leurs causes, condamné dès lors à ce que les plaisirs éprouvés en première personne, et dont sa conscience lui porte à coup sûr témoignage, fassent inévitablement passer l'ombre d'un doute sur l'idée de sa propre générosité."

"Si la solution des simulacres s'impose, c'est que nul n'a le pouvoir d'ôter au conatus* ce réflexe essentiel de la préoccupation de soi, ni de le faire être autre qu'il n'est, en particulier pas un être-pour-autrui, lui le grand ingesteur, tout à son projet de métaboliser le monde. Le conatus, cet amibien, cette vocation à la phagocytose. Aussi le mieux qu'il soit possible d'espérer est probablement à trouver dans ce travail que le groupe fait sur lui-même et sur la collection de ses membres, chacun sommé, sinon d'extirper, du moins de rééduquer en soi le pronateur invétéré."

*conatus: "effort que chaque chose déploie pour persévere dans son être" (Spinoza)


FREDERIC LORDON
Capitalisme,
désir et servitude

Marx et Spinoza

"...la grande entreprise est un feuilletage hiérarchique structurant la servitude passionnelle de la multitude salariale selon un gradient de dépendance. Chacun veut, et ce qu'il veut est conditionné par l'aval de son supérieur, lui-même s'efforçant en vue de son propre vouloir auquel il subordonne son subordonné, chaîne montante de dépendance à laquelle correspond une chaîne descendante d'instrumentalisation."


"Il n'est que de voir l'habileté (élémentaire) du discours de défense de l'ordre établi à dissocier les figures du consommateur et du salarié pour induire les individus à s'identifier à la première exclusivement, et faire retomber la seconde dans l'ordre des considérations accessoires. Tout est fait pour prendre les agents «par les affects joyeux» de la consommation en justifiant toutes les transformations contemporaines - de l'allongement de la durée du travail (« qui permet aux magasins d'ouvrir le dimanche») jusqu'aux déréglementations concurrentielles («qui font baisser les prix») - par adresse au seul consommateur en eux. La construction européenne a porté cette stratégie à son plus haut point de perfection en réalisant l'éviction quasi complète du droit social par le droit de la concurrence, conçu et affirmé comme le plus grand service susceptible d'être rendu aux individus, en fait comme la seule façon de servir véritablement leur bien-être - mais sous leur identité sociale de consommateurs seulement."

" La réservation d'une part de revenu pour le capital n'était-elle pas originellement justifiée par le partage du risque, les salariés abandonnant une part de la valeur ajoutée contre une rémunération fixe, donc soustraite aux aléas de marché ? Or le désir du capital est maintenant doté par le nouvel état des structures de suffisamment de latitude stratégique pour ne plus même vouloir supporter le poids de la cyclicité et en reporter l'ajustement sur le salariat qui en était pourtant constitutivement exonéré. Contre toute logique, c'est à la masse salariale qu'il incombe désormais d'accommoder les fluctuations de l'activité, ce qui reste de marge de négociation n'étant plus consacré qu'à établir le partage de cet ajustement entre ralentissement des salaires, intensification de l'effort et réduction des effectifs."

"Et voilà son ajout stratégique : l'aiguillon de la faim était un affect salarial intrinsèque, mais c'était un affect triste ; la joie consumériste est bien un affect joyeux, mais il est extrinsèque ; l'épithumogénie néolibérale entreprend alors de produire des affects joyeux intrinsèques. C'est-à-dire intransitifs et non pas rendus à des objets extérieurs à l'activité du travail salarié (comme les biens de consommation). C'est donc l'activité elle-même qu'il faut reconstruire objectivement et imaginairement comme source de joie immédiate. Le désir de l'engagement salarial ne doit plus être seulement le désir médiat des biens que le salaire permettra par ailleurs d'acquérir, mais le désir intrinsèque de l'activité pour elle-même. Aussi l'épithumogénie néolibérale se donne-t-elle pour tâche spécifique de produire à grande échelle des désirs qui n'existaient pas jusqu'alors, ou bien seulement dans des enclaves minoritaires du capitalisme, désirs du travail heureux ou, pour emprunter directement à son propre lexique, désirs de «l'épanouissement» et de la «réalisation de soi» dans et par le travail. Et le fait est qu'elle voit juste ce faisant, au moins instrumentalement. Intrinsèques tristes ou extrinsèques joyeux, les désirs-affects que proposait le capital à ses enrôlés n'étaient pas suffisants à désarmer l'idée que «la vraie vie est ailleurs».... Mais s'il peut désormais les convaincre de la promesse que la vie salariale et la vie tout court de plus en plus se confondent, que la première donne à la seconde ses meilleures occasions de joie, quel supplément de mobilisation ne peut-il escompter? " Si de réticents qu'étaient les salariés, "ils deviennent "consentants", alors ils seront autrement mus."

"À part l'indication d'une certaine situation stratégique, le délire de l'illimité est donc surtout le germe d'une nouvelle forme politique à laquelle on peut bien donner le nom de totalitarisme, évidemment non plus au sens classique du terme, mais en tant qu'il est une visée de subordination totale, plus précisément d'investissement total des salariés, et ceci au double sens où il est non seulement demandé aux subordonnés, selon la formule commune, de «s'investir totalement», mais aussi où les subordonnés sont totalement investis - envahis - par l'entreprise. Plus encore que les dérives de l'appropriation quantitative, ce sont les extrémités de l'empire revendiqué sur les individus qui signent le mieux ce projet de l'enrôlement total. Se subordonner la vie et l'être entiers du salarié comme y prétend l'entreprise néolibérale, c'est-à-dire refaire au service de ses fins propres les dispositions, les désirs, les manières de l'enrôlé, bref refaçonner sa singularité pour que désormais jouent «spontanément» en son sens à elle toutes ses inclinations à lui, est le projet délirant d'une possession intégrale des individus, au sens quasi chamanique du terme. Totalitarisme est donc un nom possible pour une visée de prise de contrôle si profonde, si complète qu'elle ne veut plus se satisfaire d'asservir en extériorité - obtenir les actions voulues - mais revendique la soumission entière de l'«intériorité».("...Subordonnés totalement investis - envahis..." FL utilise aussi le terme de "capturé", "colonisé"et parle du"rechapage des individus et leur transformation en robots affectifs")